Une goutte d'eau dans l'océan... ou dans un lac... [PV Kyliana Ornisis]

Pourquoi venir ici ? Pourquoi Kazuhida ? Pourquoi donc ? Tant de questions pour une même réponse, finalement : je ne sais pas. Je n’ai pas réfléchi. J’ai trop réfléchi. J’ai réfléchi de la mauvaise manière. Quelque chose ne va pas. Je suis perturbé. Tout est calme, trop calme, c’est… normal.
Aujourd’hui, il doit bien y avoir une semaine que je vis en ces lieux. Je n’en suis pas à compter le temps, mais j’imagine que c’est quelque chose d’important. Ma décision a peut-être été prise à la légère, après tout. Rejoindre cette communauté demande un grand sens du sacrifice. Ce n’est pas comme je pouvais me permettre d’y vivre sous un coup de tête. Il y a tant à perdre, pour le peu à gagner. Tant de commodités s’envolent, au bout du compte, tandis que surviennent des difficultés qu’il m’avait semblé pouvoir écarter tout au long de ma vie. Emménager à Kazuhida ? Une folie, tout simplement. Je dois être fou, voilà…
J’ignore beaucoup de chose à propos de cet endroit. Ce lieu, bien qu’il fut le centre de mes recherches de nombreuses années durant, avant son existence et depuis sa création, reste bien secret. J’ai envie d’en apprendre encore, mais… quelques barrières se dressent. Peut-on essayer de savoir ce qui n’existe dans aucune mémoire, dans aucun esprit, et que même la nature ignore ? Qu’est-ce que ce projet, en fait ? Un peu d’humanité dans ce monde de brute ? Un peu de verdure dans ce système anthropique ? Un bien étrange mélange, au fond. Mais qu’est-ce qui finira par ressortir, sinon bon nombre de travers ? J’espère qu’il existera toujours des gens, peu importe les années, décennies et siècles, pour garder la barre aussi haut. En tout cas, je doute, et ce n’est pas bon.
C’est pourquoi je marche, je présume. Le fait de se mouvoir sur ses deux jambes est une démonstration authentique d’humanisme et d’humanité. Si les hommes n’avaient su marcher… ils seraient certainement tous morts. Maintenant, ils oublient de le faire. Ils sont pressés, évidemment. Ce n’est pas comme si je pouvais leur en vouloir, je n’ai pas à leur dicter ma volonté. Pourtant, il me semble évident que mettre un pied devant l’autre est un acte engagé. Les êtres se mettent à mourir au volant, n’est-ce pas pitoyable ?
Enfin, je m’arrête tout de même. Les mains dans les poches, dans ces vêtements qu’il me reste de mon ancienne vie, veste noire et jean assez sombre, j’observe les flots. Au moins, eux, savent s’entendre. Il n’est pas une goutte qui pense à changer de vie et à trouver mieux. La nature obéit à de drôles de règles et notre conscience à nous, bipèdes, opère bizarrement. Tout devrait finir par aller mieux quand même, non ? Je l’espère. C’est ce soupir qui m’y fait songer avec plus de force encore. Pourtant, je sais qu’un soupir conduit le bonheur à aller voir plus loin. Je devrais éviter. Oui, je le devrais. Si seulement je le pouvais…

Le calme. La sérénité. La tranquillité. La solitude, et puis… tout prend fin. Mes yeux se sont clos, l’espace d’un instant, comme pour souligner l’intérêt de cette situation. Ici, rien ne vient me déranger. Tout est pacifique. Même le temps semble passer plus lentement, comme s’il comptait être plus doux et délectable. Ce n’est pas une raison pour se faire des illusions, je le sais bien. Mais après tout, ce n’est pas comme si j’étais venu ici pour autre chose que réaliser mes rêves. Ce coin de paradis est une partie de mon utopie personnelle. Adieu vacarme assourdissant et perpétuel du monde des hommes. En ces lieux, quelque chose règne. J’ignore ce don il s’agit, mais voilà, il y a bien quelque chose ou quelqu’un qui dicte la manière d’être de cet univers si particulier. Je n’en dis rien, mais cette possibilité est certainement nécessaire. Il doit en être ainsi.
Enfin, ce n’est pas comme si je pouvais me permettre de commenter ou de trainer en longueur sur ce sujet. Je suis dérangé dans ma béatitude. Je suis molesté dans cette paix qui est la mienne. Que me veut donc cette inconnue à la voix si douce, en attendant. Logiquement, pas du mal. Si sa façon de m’observer est un peu insistante, ce n’est pas cela qui me déstabilisera, ni me poussera à agir avec crainte ou retenue. Il n’est pas question d’agression. Je ne serai donc pas celui qui m’effraie.

Les mots trainent à sortir. Ils peinent un peu. Ce n’est pas de ma faute, je suis sorti de ma bulle contre mon gré. Il va falloir quelques instants pour y revenir, ou plutôt pour retrouver mes esprits. Hum… C’est une jeune femme à la peau blanche, certes. Mais sa chevelure l’est peut-être plus encore. Enfin, par reflets, plutôt, il me semble. Et son corps, s’il n’est pas plein d’excès, et demeure abrité ou voilé par ce vêtement typiquement nippon, révèle forcément qu’il s’agit d’une demoiselle.

Elle a entièrement raison, mais l’interrogation reste. Qui est-elle ? Pourquoi avoir rompu cette tranquillité, justement ? Des raisons doivent bien exister. Mais ce n’est pas comme si je pouvais chercher à savoir. Lui demander serait ennuyeux. Je la contemple juste en baissant un peu les yeux, n’abusant pas trop du fait de pouvoir la regarder de haut. Je me retiens d’être déplacé. Je peine également à sourire.

J’ai entendu tellement de choses sur Kazuhida, qu’il m’est possible de relayer certaines croyances populaires ou totalement ridicules pour les ressasser. Je me doute bien qu’il n’existe rien d’inhumain ou de monstrueux dans ces eaux. Les forêts de cette région ne sont pas infestées de dangereux animaux. Et cette jeune femme présente face à moi n’est ni une sirène, ni une muse ou harpie. Du moins, je ne le crois pas. Pourtant, le sourire parait légèrement.

L’humidité de sa chevelure ne laisse aucun doute. Il émane d’ailleurs de cette charmante apparition une certaine fraîcheur. Alors, mythe, légende ou réalité ? C’est à voir…

J’imagine qu’ailleurs a une signification particulière. On peut très bien vivre sans y penser, même si ce n’est évoqué que de manière épisodique, mais c’est tout de même un fait marquant. Ailleurs est une notion qui se conjugue parfaitement avec autrement ou plus tôt, voire plus tard. Il y a assurément l’idée d’une différence, dans ce qui n’est pas là. Les hommes ont tendance à ne vouloir connaître que ce qui se déroule sous leurs yeux et ne pas s’attarder plus avant, ni plus loin. Ils n’imagineront jamais qu’il peut exister des manières d’être, de vivre ou d’exister, n’ayant strictement rien à voir avec les leurs. Ils ne verront jamais plus loin que le bout de leur nez, si ce n’est qu’ils se fieront parfois à leur imagination. Mais l’esprit humain est ainsi, exigüe et propre à ne penser qu’à lui-même. Ailleurs, tout est pire, ou mieux, selon la façon dont les choses nous apparaissent. Ailleurs est peut-être justement une chose qui n’existe pas ou ne devrait exister. On n’y pense pas, de toute façon. Alors, si je viens d’ailleurs ? Je pourrais venir d’une autre époque, à la limite, ou d’une dimension parallèle à celle-ci. Pourtant, ce n’est pas le cas. Je viens de là, tout bonnement. J’en viens, j’y suis et j’y reste. Ce qui m’a fait me mouvoir, ce n’est certes pas une ambition d’aller plus intensément dans ce système omniprésent, cependant, c’est la joie de venir là où semble se trouver finalement cet ailleurs : Kazuhida.

Un sourire que je pourrais presque qualifier de bienveillant apparait sur mes traits. En fait, il peut-être tout autre que ce qu’il parait. Parce qu’il s’éternise un peu et ne convient bientôt plus à mes paroles, il semble donc s’apparenter à autre chose. À mes pensées, peut-être. À ce sentiment de pouvoir apprendre quelques petites choses de cette jeune femme. SI elle me demande l’origine de ma venue… c’est qu’elle n’est probablement pas autre chose qu’une résidente. Nouvelle ou non, cela ne changera pas grand-chose, au fond.

Je sais qu’il n’y a pas vraiment de telles choses. En tout cas, rien de formel. Pour avoir étudier Kazuhida pendant un certain temps, il m’est apparu que la société n’était finalement pas suffisamment rodée pour s’offrir ce genre de privilège. Il faudrait encore du temps pour pouvoir faire de ce village quelque chose d’important. Combien d’habitants y a-t-il au juste ? Une cinquantaine, peut-être. Chacun s’en sort comme il peut. Je ferai de même. Mais pour le moment, je suis là, avec elle, et c’est à cela qu’il faut penser.

En profiter pour quoi ? Mon regard se propage aux alentours et détaille vaguement ceux-ci. Il n’y a rien ni personne. Ce pourrait être intéressant de continuer à marcher pour discuter, probablement. Les rencontres que le hasard décide de faire naître sont souvent un bon moyen d’échanger sans s’ennuyer ou se prendre la tête. Parfois, il est plus aisé d’échanger avec un étranger ou le premier venu. Nul besoin de faire preuve de beaucoup de retenue. Et puis, j’ai envie de marcher, de toute façon. Et ce n’est pas moi qui suis venu la tirer de ses pensées…