Kuro Hakurei

Pourquoi Kuro est arrivé ici ? En voilà une question intéressante. Il est certainement des choses qu’il ne sert à rien d’ébruiter mais, après tout, il semble que ce ne soit pas à moi d’en décider. Le jeune homme, né à Kyoto, n’est pas forcément quelqu’un dont on aime apprendre. Pourtant, c’est bien à cette dernière tâche qu’il a fini par se prendre d’affection : la transmission de savoir, la filiation, l’héritage, et tout ce qui s’ensuit. Comment en est-il arrivé alors ? Comment est-il devenu cet être vaguement méprisable et pourtant si enclin à partager avec autrui ? Comment, de nouveau-né sans histoire, est-il devenu celui qui en raconte ? Vous ne tarderez pas à le savoir, n’ayez crainte. Mais sachez ne pas tout prendre au pied de la lettre. Toute connaissance est relative, sachez-le, et ne blâmez pas trop celui qui relaye…
Hakurei, une famille en or. Voici l’exemple-type de la fratrie soudée, pleine d’amour et de force face à l’adversité. Car, si la vie n’est pas un long fleuve tranquille, elle n’en est pas moins un délectable cours d’eau qu’il est essentiel d’apprendre à domestiquer. On n’arpente pas ce milieu aquatique sans une certaine préparation au préalable. Le nouveau-né sort d’un liquide et sait potentiellement nager à son arrivée dans le monde des vivants, mais cela ne signifie rien. En plus du risque de se noyer existent d’autres danger : les récifs abrupts, les prédateurs tapis sous la surface, les courants marins violents et inattendus, les chutes…
Yulia & Takeshi Hakurei avaient pleinement conscience de cela. Et comme tout parents qui se respectent, ils veillèrent à ce que leur enfant puisse grandir dans un cadre aussi sain et serein que possible. Ce ne serait pas la gloire ou la fortune qui l’attendraient. N’ayant déjà que peu pour s’en sortir eux-mêmes, ils devaient s’en remettre au destin et à l’acharnement pour lui offrir une vie digne de ce nom. Mais ils parvinrent tout de même à faire lui un jeune homme souriant, soucieux du bien-être de son entourage, et avide d’apprentissage. Kuro, né dans la banlieue de l’ancienne capitale impériale, grandit dans un nid douillet à la douceur de cocon, et à l’apparence de foyer paisible. Il montra très tôt son intérêt pour la science, en tant que moyen de l’homme pour s’illustrer dans la nature, et l’art du langage, autre puissance humaine capable de bien des miracles. Si l’école avait été son passe-temps favori, sûrement serait-il allé loin. Mais la vie en avait certainement décidé autrement…
Sora Heiyaku, née quatre ans après lui, est une petite fille douce et naïve. Comme lui à cette époque, en fait. À la différence qu’elle est sa cadette et la seule autre enfant que la famille aura. Il lui faut donc la protéger, la considérer avec une sorte de crainte mêlée à de l’appréhension. Elle est un petit trésor pour ses parents, mais pour lui également. Kuro est secrètement très fier d’avoir une sœur. Il n’en dira jamais rien et ne lui parlera avec outrance en aucun cas. Le silence est d’or, finalement. Mais il l’observe et sait qu’elle compte. Sa beauté, révélée très tôt, et cette blondeur si particulière, fascinent le jeune homme. Il est encore gamin lorsque, pour la première fois, son regard se perd dans le vide et que ses doigts passent dans les cheveux de sa sœur. Son cœur s’éclaire et s’échauffe à ce geste. Il ne l’oubliera jamais.
Yulia Volkova fut russe. Elle le resta éternellement. Les nippons n’acceptent pas de donner leur nationalité à qui vient vivre chez eux. Néanmoins, elle sera toujours traitée avec respect, et Takeshi tentera de faire d’elle la plus heureuse des femmes. Il n’y arrivera pas tout à fait, mais peut-on blâmer quelqu’un qui fait assurément de son mieux ? Il travaille, il ne peut pas tout faire. Il voyage, il n’a pas toujours le temps. Il s’avance et rédige des documents pour ne pas tergiverser et s’amuser à batifoler avec ses descendants. Il est fatigué, ce n’est pas qu’être amoureux l’ennui. Mais il est mort, alors ce n’est pas comme si quelqu’un pouvait lui en vouloir… Comble de malchance, c’est un crash d’avion qui le tuera. Enfin, une disparition en mer, plutôt. Le fait de prendre de la hauteur ne lui aura pas convenu, finalement. Il laissera à sa femme un fils de douze ans et une gamine de huit, quand le moment sera venu. Et Yulia laissera à ce sol qui n’est pas le sien deux petits blonds quelques années plus tard. Tristesse, chagrin, dépression… Lorsqu’un inséparable meurt, l’autre suit inéluctablement.
Placé dans un foyer, et gardant toujours un œil vigilant sur sa cadette, Kuro ne dit rien. Ou presque. Il parle peu, il est vrai, mais profite de chacune de ses introspections pour s’exprimer clairement et avec une précision sans faille. Il n’est pas bête, le petit. Un peu étrange, certes, mais loin d’être stupide. S’il l’était, sans doute ne serait-il pas allé jusqu’à se battre un nombre incalculable de fois au collège, puis au lycée, pour assurer les autres qu’ils avaient tort de le considérer comme un imbécile. Il aurait fuit. Mais il ne l’a pas fait. Rarement, il est revenu avec quelques blessures. Et chaque fois, dans ces moments, Sora prit soin de lui, le pansa, le rassura. Ils seraient ensemble éternellement, et peut-être davantage encore. Voilà qui faisait naître un sourire en coin au jeune homme. Très léger, mais présent tout de même. La suite ne devait pas être des plus amusantes.
Le lycée est une sacrée période. Retenons que si les notes de Kuro furent excellentes, sa réputation le fut moins. J’imagine que tout dépend de qui l’interprète, mais… il semblerait que cette passion refoulée pour sa sœur lui joua quelques tours. L’adolescent voua, et voue toujours, une admiration certaine pour la gente féminine. Autant les hommes peuvent l’exécrer et n’attiser que peu d’intérêt chez lui, autant les femmes sont sa raison de vivre. C’est à dix-sept ans que cela lui arriva. Non pas la première fois, puisqu’il avait déjà commencé à batifoler avec quelques demoiselles à la fin de son triste collège. Mais c’est à cet âge que survint ce qu’il aurait pu éviter. Appelons-ça un détournement, un excès de violence ou… un viol. Penchant pervers et excitant, ce fait de forcer à fille à obtenir ce qu’il voulait devint une réalité. Jamais elle n’en parla. Plusieurs fois il réitéra l’expérience. Il la brisa, tout simplement. Et l’affaire devint presque son activité favorite. Il sut, dès lors, que le fétichisme pour diverses parties du corps féminins devait le poursuivre sans cesse. Il ne toucha à sa sœur que dans la proximité d’un amour fraternel. Point d’incartade ou de bêtise. Elle était son calmant, sa touche de tendresse et la présence dont il aurait besoin à chaque instant de sa vie. Mais le destin, une fois encore, devait faire un autre choix.
C’est vers l’écriture que se tourne Kuro. Parti à la capitale pour des raisons pratiques et financières, il quitta Sora et vécu autre chose. Il réapprit la solitude et connu un certain succès. Sans être international, ni même nationalement adoré, il s’en sortit plutôt bien à présenter ses textes dans divers ouvrages, recueils ou livres. Sa vie ne devait pas être un échec financier, en tout cas. Il trouva même l’amour, auquel il n’aurait cru pouvoir prétendre. Mokona, une brune résolument grande et menue, à la longue chevelure scintillante, avec qui il s’adonna à diverses passions sans limites. Son plus grand trouble survint alors quand elle lui fut arrachée de force par le sort. N’est-ce pas désespérant de voir partir ceux que l’on aime d’une manière si indélicate, et dans d’atroces souffrances ? La tuberculose n’est pas un moindre mal. Il la vit donc lui échapper avec lenteur. Tout était perdu, désormais.
Ces dernières années, Kuro Heiyaku récupéra sa sœur chez lui. Belle, élégante, intelligente et réussissant dans tout ce qu’elle entreprenait, il ne pouvait décidément comprendre sa décision de venir le rejoindre. Pour partager sa douleur, peut-être. Il l’accueillit à bras ouverts. Lui, restant cloitré à son domicile, elle vivant de petits boulots de-ci, de-là. Le jeune homme n’avait jamais été un grand admirateur de la vie moderne et de tous ses excès, tant sur le plan mécanique que psychologique. Ce monde ne lui convenait qu’à moitié, et la vitesse à laquelle tout allait, dans une évolution négative, ne pouvait lui plaire. L’évènement déclencheur fut donc une mauvaise rencontre que fit sa sœur. Rencontre qui paru la mettre de bonne humeur pour commencer. Mais au fil des mois, il semblerait que la difficulté dans laquelle elle se trouvait ne pouvait faire autre chose que prendre fin. Les bleus sur son corps furent un tableau suffisant pour Kuro. Nouvelle démonstration de violence et fuite. Cette fois, c’en était trop. La vie n’est que souffrance et espérance, mais on aime ça tout de même. Enfin, il y a des limites.
De part ses connaissances du milieu artistique, Kuro avait entendu parlé et fait quelques recherches sur Kazuhida. D’ailleurs, il lui fallait refaire de nouveau articles dessus. Y aller ne serait donc pas un mal. Y aller une fois. Y aller deux. Un jour, deux jours, et puis plus. Y emmener sa sœur. S’y installer et y vivre. C’est ainsi que les choses devaient finir. Le grand blond, au bout de quelques temps, ne fut plus un touriste observateur de cette région. Il s’y posa définitivement. Laissant tomber tout le reste, et n’emportant que quelques effets personnels comme sa montre héritée de sa mère, et Sora à sa suite, il devint un résidant de ces nouvelles terres. Lui, le paria, mi-étranger, allait peut-être trouver le bien-être, ici-bas. Sait-on jamais. Du moins, il ferait son possible. C’est quand on n’attend plus rien de la vie qu’elle nous bouscule, finalement. Et ce n’est pas en faisant la tronche au bonheur qu’il nous sourit. Essayons de positiver encore un peu, alors. Juste pour voir…